BÉA

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C'est incroyable la manière dont des mots peuvent changer les choses. Difficile pour moi d'effacer de ma mémoire le jour où une simple phrase a complètement renversé l'ordre de ma vie.

C'est très dur de danser quand on vient d'un quartier populaire. Je veux dire danser comme les classes supérieures, avec un tutu et des pointes. C'était un peu mon exploit, de toucher du doigt un rêve que mes proches n'imaginaient pas pour moi. Béa, la danseuse-étoile. Béa la compétitrice. Si vous aviez vu les yeux dans ma mère le jour où j'ai remporté le premier prix d'un prestigieux concours. Si vous aviez pu être témoin de la fierté de mon père quand j'ai dansé Le lac des cygnes, lui qui n'y connaissait rien, mis à part le film avec Barbie. J'étais la star de la famille, du quartier, on me voyait déjà en haut de l'affiche.

J'ai dû changer de coach, haute compétition oblige. On pouvait faire de moi une grande danseuse, si je m'en donnais vraiment les moyens, si je passais plusieurs heures par jour à m'entraîner, si je lâchais un peu de lest au niveau des études et des copines pour me consacrer à ce qui importait réellement. C'était dur, mais c'était ce que j'aimais. La fatigue, la pression, tout en valait le coup.

Et puis il y a eu ce pas. Très compliqué. Un saut qui demandait technique, grâce et volupté. J'y arrivais pas, clairement. J'avais peut-être pas le niveau, on n'en demandait trop, il n'y avait qu'une poignée de danseuses dans le monde capables de le réaliser. Je sentais bien qu'il était pas pour moi, mais mon coach y croyait. Une graine de championne vivait en moi. Alors il m'a donné un conseil.

─ Béa, bouge-toi, bon sang ! Avec un ou deux kilos en moins, tu le fais sans problèmes.

Vous connaissez la suite.


Ça a commencé avec les légumes. Je n'étais pas dans cette optique d'arrêter de me nourrir, j'avais tellement vu le genre de conneries que ça provoquait. L'association de danse, à l'époque où mon sport n'était encore qu'un loisir avait de la prévention en masse contre les troubles alimentaires, qui touchaient énormément les danseuses. L'anorexie, la boulimie, j'avais tellement conscience de tout ce que cela impliquait que j'avais la conviction que je ne tomberais pas dedans. J'ai donc commencé par les légumes.

Manger plus de légumes, ça ne peut pas faire de mal, c'est ce que les médecins nous répètent à longueur de temps. La télévision nous martèlent de slogans, l'OMS produit des rapports alarmants pour pousser la population à manger des légumes. Comment ça pouvait me faire du mal ? J'ai remplacé tous les féculents, puis les desserts par des fruits. C'est là que ça a dégénérer. Le poids descendait, mais... mais le saut... il était toujours pas là. Plus de poids, il fallait en perdre plus, et vite, car le concours approchait et rien n'était prêt.

J'ai coupé les viandes, les poissons, et bientôt, tout ce qui provenait d'un animal. On me demandait d'où venait mon véganisme, et je répondais à tort que la cause animale me tenait à cœur, quand en réalité, ma seule préoccupation était de voir le chiffre sur la balance diminuer. Il n'y avait rien de mal avec mon régime, c'était sain, je mangeais à ma faim. Le résultat ne venait pas, et c'était forcément parce que je faisais les choses mal.

Les petits tableaux sur les emballages sont alors devenus mes meilleurs amis. Des heures passées à les décortiquer, à traquer le moindre excès de sucre, de gras, parce que c'était forcément ça qui bloquait la perte de poids. Je m'éternisais dans les magasins, je claquais des fortunes dans des aliments soi-disant diététiques. Ma mère n'en pouvait plus quand elle déposait sur la table le plat du dimanche, et que j'en étais à le refuser pour manger une barre protéinée avec trois noix.

Et un jour, j'ai réussi le saut. Parfait. Mon coach n'avait jamais autant piétiné de joie. J'ai réussi mon saut, ai atterri, et au moment d'enchaîner sur le reste de la chorégraphie, mes genoux se sont dérobés.

Le club des jolies fillesWhere stories live. Discover now